SYRIE À FROID

13 novembre 2010.

J’habitais en Turquie, à Ankara, depuis deux mois et demi. Mes amis de la fac s’étaient déjà plutôt bien habitués à partir en voyage à droite à gauche, et je me souviens de recevoir plein de propositions auxquelles je répondais assez machinalement « ah ouais, ça me plairait bien, il faut que je voie ». Bien qu’au fond de moi je savais que je n’en ferais pas partie. Il s’agit de poser le contexte : à l’époque j’étais étudiant et je faisais un séjour Erasmus. Le premier problème est que je n’ai absolument aucune idée de comment faire des économies. Le deuxième, que je n’avais encore reçu aucune bourse de la part de quelque instance que ce soit. En bref, j’étais constamment fauché.

Mais ce jour-là, donc, un ami m’appelle pour me demander si je suis toujours « in » pour le voyage qu’ils entamaient le soir même. Sachant que j’avais à ce moment quelques ronds pour me faire plaisir avant de recommencer à bouffer du boulgour, je me suis dit, ouais, carrément. J’ai alors demandé à mon ami où on partait, déjà, ce à quoi il me répond, « ben, en Syrie, ducon. »

Comme vous pouvez l’imaginer, les paroles que je rapporte le sont de l’anglais, donc je ne jure pas de l’authenticité de celles-ci, mais plutôt de comment celles-ci ont sonné à mes oreilles à ce moment-là.

En Syrie. Ah oui, merde, tiens. C’était aujourd’hui. En Syrie, puis au Liban ou en Jordanie selon les envies, pour être exact. J’étais super excité et me sentais con d’avoir oublié que je partais effectivement là- bas. Le temps de remplir mon sac à dos de quelques fringues, m’en rajouter quelques unes sur le dos, de vérifier que ma caméra était chargée, de retirer quelques thunes, de retrouver mes collègues étudiants dans un resto pour aller tous ensemble à la gare routière, le voyage commençait. Enfin, pas tout de suite, en fait.

La Turquie, au niveau des transports, c’est fantastique. Ah non, vraiment, c’est fantastique. Si vous ne parlez ni le turc ni même l’anglais, vous aurez toujours un type pour vous amener où vous voulez, il vous assiéra dans le bon bus / train / bateau dans le bon fauteuil. Vraiment. Sauf si vous voulez aller à Perpète-les-dattes, Antakya, ou Antioche, pour ne pas la nommer. Là, il vous faut trouver un car dans lequel il y a de la place pour une douzaine de connards d’étrangers. Dans un tel cas vous allez généralement voyager avec une compagnie qui roule complètement au noir, et qui doit se démerder pour faire embarquer ses passagers dans un coin où la police ne va pas les trouver. Clairement pas dans la gare, donc.

Après une première tentative d’embarquement au milieu du boulevard, la police dit au car de dégager (parce que faire embarquer des passagers au milieu d’un boulevard n’est pas seulement complètement con, c’est aussi illégal). On nous fait trimbaler nos sacs sur quelques centaines de mètres, et au détour d’un virage, on attend une bonne demi-heure avant de monter dans un car dans lequel vous avez autant de place pour les jambes qu’il y a de cochons en liberté à Riyad.

Après un court sommeil qui a failli me faire perdre mes jambes (le terme « ankylosé » n’est plus d’actualité dans une telle situation), on va manger une soupe dans un restoroute (classique de tout voyage en bus en Turquie, je vous les conseille d’ailleurs. Oui, je les appelle restoroute par défaut, mais leur bouffe est vraiment super bonne) et ma camarade palestinienne m’échange ma place – la pire, de très loin – contre la sienne parce que la compagnie du Turc qui avait plus ou moins tendance à s’endormir sur elle la gênait. Je finis le voyage dans une position bien plus confortable, si l’on considère que les camps de concentration étaient plus confortables que les négriers.

Nous arrivons enfin à Antakya / Antioche, d’où nous prenons un minibus jusqu’à Palmyre. Cependant si vous avez des notions de géographie sommaires, vous avez déjà saisi qu’il y avait une frontière entre les deux.

Si ces jours-ci la frontière syrienne est devenue un matériau assez poreux au travers duquel circulent terroristes, non-terroristes, réfugiés et non-réfugiés, armes et non-armes, avant que tout pète, la frontière ressemblait bel et bien à une frontière. Avec ses gardes-frontières, ses bloqués à la frontière, ses bakchich de frontière, etc.

Grosso merdo, la frontière syrienne, ça se traversait assez facilement si vous aviez 30 dollars et un type qui crie en arabe plus fort que le douanier.

Ça nous a pris quelques énervantes heures, et après ça, nous étions en Terre sainte.

Alep, c’était particulièrement cool. Mais vraiment. Le genre de ville où on peut sans prendre trop de risque aujourd’hui dire, « c’était mieux avant. »

Parce qu’en gros à l’heure actuelle ça a tous les charmes d’un champ de ruines.

L’hôtel où on dormait, à l’époque, était situé dans un chouette petit quartier aux rues jonchées d’échoppes où les savons étaient empilés sur 3 mètres de haut. Les odeurs de ce quartier contrastaient agréablement avec les odeurs de viande pourrie que nous réservait Damas un peu plus tard. Ce petit quartier, par exemple, n’existe plus aujourd’hui, et mon seul souvenir est le savon que j’ai encore dans ma salle de bain.

« Authentique les mecs ! »

Bref, après avoir découvert les non-files d’attente devant les restaurants et autres petites spécificités de cette belle ville, nous partons pour Damas de nuit, dans un petit minibus affrété spécialement pour les 9 étudiants aux sacs remplis d’Arak – anisette locale tirant à 50-60 degrés – que nous sommes. Oui, des amis partis originellement avec nous s’étaient fait arrêtés à la frontière parce qu’ils étaient américains. Commence alors la traversée du désert, dans ce petit minibus, seule lumière au milieu de nulle part, telle une étoile du berger. Mais plutôt comme l’étoile de Jupiler, quoi. L’étoile du gerbé, peut-être.

Après avoir imprégné tous les sièges et sacs à l’arrière du véhicule de nos haleines nauséabondes, nous faisons une pause pipi bien méritée (en tout cas pour les poivrots de l’arrière) au milieu du désert. Je ne me rappelle pas, jusqu’à aujourd’hui, d’une fois où j’ai été plus satisfait de pisser. Non pas que mon envie était particulièrement pressante, mais parce que pisser au milieu du désert est un sentiment que je souhaite à tout un chacun de connaître à un moment de leur vie.

Nous voilà donc à Damas. Impressionnante capitale dont le centre historique est incroyablement beau. Par contre, le reste, c’est de la merde, cherchez pas. Ah mais vraiment. À part des petites rues qui avaient probablement plus de charme au temps des croisades, la ville en soi ne respire pas la joie, au contraire des portraits d’Assad placardés à peu près partout.

On visite donc les trucs à visiter, et je ne vais encore une fois pas détailler, vous avez Wikipédia pour ça. En sortant de la tombe de Saladin et en nous dirigeant vers des coins différents arrive le drame. Mon portefeuille s’était fait la malle.

Ayant beaucoup de difficultés à imaginer qu’il était sorti de mon sac tout seul, je me suis dit qu’il aurait fallu que je surveille mes affaires un peu plus consciemment, et que Allah m’avait puni pour fumer des clopes au milieu de Syriens traditionalistes, qui plus est le jour de l’Aïd. Parce que oui, évidemment, ce jour-là c’était le mardi de l’Aïd, le jour où des milliers de moutons regrettent de n’être pas nés cochons.

Après m’être maudit autant de fois qu’il y a de versets dans le Coran, je trouve un moyen de me rendre à l’ambassade de France pour me sortir de cette merde. Par chance j’avais toujours mon passeport, mais mon permis de séjour en Turquie s’était envolé avec mon portefeuille. Mais arrivé à l’ambassade, le flic de service dont ma seule présence semblait l’ennuyer m’explique que bah, aujourd’hui c’est l’Aïd, donc il n’y a personne, dans leur putain d’ambassade. Il me fait rentrer quand même après avoir passé quelques coups de fil. Un type arrive, dont j’apprendrai plus tard qu’il s’agissait de l’attaché d’ambassade, et m’explique qu’ils ne peuvent rien faire parce qu’il n’y a personne. Toutefois ce dernier me passe des thunes en me disant très gentiment de retourner à mon hôtel, manger et dormir, et revenir demain quand il y aura quelqu’un pour s’occuper de moi. En attendant il m’a conseillé d’aller faire une déposition auprès des autorités syriennes.

J’aurais sans doute dû ne pas être un gros con et éviter la police syrienne évidemment, mais bon. J’ai l’excuse de la jeunesse.

Je vagabonde donc sans portefeuille dans les rues de Damas en cherchant le poste de police, sans grand succès. Me voyant m’énerver tout seul, un jeune type, environ 15 ans, quitte son groupe d’amis pour venir me voir, et dans un anglais plutôt correct me demande s’il peut m’aider. Le type finit par m’amener au poste de police et reste avec moi pour faire la traduction.

De leur côté, les flics syriens dont un seul semble, sinon s’intéresser à la question, se dire qu’il faut qu’il fasse un truc pour moi afin que je me casse, rigolent discrètement. Le flic « sympa » m’emmène dans un bureau qui devait servir de salle de torture après 23h ou de tripot clandestin les week-ends. Là, il sort un cahier qui ne devait pas avoir été ouvert depuis la guerre froide, et commence à faire une « déposition » de ma perte. La chose finie, il range son cahier dans le placard de l’oubli dont il n’aurait jamais dû sortir.

Je rentre donc à l’hôtel, hôtel qui porte une des particularités de Damas, celle d’héberger les gens sur les toits des maisons. Le bucolisme de la chose aurait été particulièrement séduisant à mes yeux si ce connard de réceptionniste n’avait pas oublié de me donner une couverture.

Je dors donc sur ce toit, à me les peler gentiment, pour me faire réveiller à 5 heures du matin par une prière des plus longues et insupportables, crachée par un haut-parleur qui avait probablement connu le prophète en personne. Après quelques cris de frustrations étouffés et quelques larmes, je me rendors, pour me réveiller quelques heures plus tard malade comme un chien.

Malgré tout, juste histoire de survivre, je me rends à l’ambassade en disant au revoir à mes amis qui partaient, eux, pour le Liban et la Jordanie. Une fois là, une dame très accueillante à qui je raconte ma mésaventure m’amène vers sa collègue qui allait s’occuper de moi. La collègue en question, dont la sympathie était inversement égale à celle de la dame précédente, accueille ma requête en disant « Ah donc maintenant c’est le travail de l’ambassade de s’occuper des Français qui ont des problèmes en Syrie ? » ce à quoi je réponds que je le crois bien oui, et celle-ci me dit de patienter. Je patiente donc et m’endors sur une table, laissant mon organisme essayer de vaincre cette crève insupportable.

Je me réveille quelques heures plus tard, retourne voir cette dame qui, me voyant, s’exclame « Ah ben vous êtes encore là, vous ? » Répondant que rien n’a été réglé et que je suis toujours autant dans la merde, j’insiste sur le fait que je cherche simplement à contacter quelqu’un pour qu’il m’envoie de l’argent, sachant que c’était tout à fait improbable puisque toutes les banques étaient fermées.

Après une ou deux autres heures d’attente, une dame vient me voir et me donne l’équivalent de 80 euros en livres syriennes. Lui demandant alors qu’est-ce que c’était que cet argent et si je devais le rendre un moment, celle-ci me répond qu’elle n’en sait rien parce que c’est la comptable.

Après ça je prends un taxi, me rends à la gare, me dis que les ambassades c’est bien pratique mais que les employés d’ambassade sont vraiment des merdes, et attends pas moins de 10 heures que mon bus pour Ankara décolle.

J’ai dormi sur le trajet de Damas à la frontière turque. Du coup, le réveil a été plutôt agité. J’arrive à la frontière et attends mon tour pour passer. Quand celui-ci arrive, ce douanier de merde qui ne parlait pas un mot d’anglais me dit que pour une raison plutôt nébuleuse, j’ai le droit de rentrer en Turquie de France mais pas de Syrie. Ayant perdu, je vous le rappelle, mon permis de résidence, je devais négocier. Parce que légalement, j’avais encore le droit de rentrer, en fait.

Il faisait nuit. J’attends, encore, encore et encore, jusqu’à voir mon car… partir sans moi.

La maladie ne me faisant pas réfléchir très clairement, je traverse la frontière en courant après mon car en leur hurlant de m’attendre. J’ignore combien de secondes plus tard j’étais censé être transpercé d’une rafale de fusil automatique interdit par la convention de Genève, mais j’ai réussi. Le type me voit, arrête le bus, et je lui dis que mon passeport est toujours avec le type. Je prends un peu la mouche, réalisant juste que je viens de manquer de crever, et hurle les trois mots de turc que je connaissais, d’une manière assez cohérente pour qu’il comprenne qu’en tant que ressortissant d’un ancien pays colonialiste, j’avais légalement le droit d’être là avec mon passeport à faisceau. Le type décide que je crie trop fort, tamponne mon passeport et me dit de me démerder à Ankara.

En haut, en rouge, le tampon en question, qui m’aura coûté beaucoup de stress ; en bas, le visa syrien, chose difficile à obtenir de nos jours…

Après ces péripéties, je revenais à Antakya où je devais encore attendre plusieurs heures avant de pouvoir me diriger vers la capitale. Fatigué, sale, malade, assoiffé et affamé, on vient réveiller le tas informe, bavant sur son sac, dormant au milieu du terminal de bus que j’étais devenu quelques heures plus tard pour me mettre dans un bus jusqu’à ma destination finale.

Le voyage aura duré 30 heures et aura équivalu à autant de litres de sueur. Le seul avantage étant qu’être malade fait dormir plus facilement et aide à souffrir les kilomètres.

En revenant dans ma chambre à l’université, je découvrais les mails des gens que j’avais contacté, et aussi ceux de ceux que je n’avais pas contacté, du genre ma mère qui a dû perdre quelques cheveux dans toute cette histoire.

Alors que bon, au final la morale de l’histoire, c’est que les plus casse-couilles n’ont été ni les Turcs ni les Syriens, mais les Français. Les autres (à l’exception de ce douanier de mes couilles) ont fait à peu près tout ce qu’ils pouvaient faire pour m’aider à sortir de cette merde. Alors que Allah sait qu’ils ne doivent vraiment rien aux Français.